past life

La tête baissée, le regard rivé sur le sol, tu passais la porte de cette maison que tu avais si bien connu. Cette maison que tu pensais ne plus jamais revoir. Pourtant tu étais bel et bien là, dans ce couloir, dans cette entrée que tu avais foulé tant de fois, ton cartable rivé sur les épaules, dans des éclats de rire que tu n'oublierais jamais. Tu étais revenue chez toi Elizabeth, à Black Waters. Malheureusement, tu étais là pour la pire des raisons et tu ne pouvais retenir cette larme de couler le long de ta joue. Tu l'essuyais immédiatement, comme si tu avais perdu le droit de pleurer ici le jour même où tu avais renoncé à ton héritage. Comme si tu avais perdu le droit de le pleurer lui, le jour où tu l'avais abandonné. Tu relevais alors la tête, ton cœur se serrait. Comme le voulait la tradition, les miroirs de la maison étaient tous retournés, les horloges étaient arrêtées et une odeur de tabac à pipe flottait dans l'air. Tout devenait subitement, terriblement concret. Tu avançais alors de quelques pas et ton regard croisait le sien. Tu ne l'avais pas vu depuis quatorze ans. Qu'elle était belle, qu'elle était rassurante. Ta mère. Sur son visage, tu pouvais lire toutes les émotions qui la tiraillaient de l'intérieur. Le bonheur extrême de te revoir enfin, la rancœur immuable de la trahison, la compassion de la douleur, l'amour inconditionnel d'une mère envers son enfant. Tu lui en avais fait baver à ta mère, oh ça oui. Tu l'avais accablé d'un des pires affronts qui pouvait exister au sein de votre communauté. Tu ne l'avais pas fait contre elle ou par pure rébellion, tu l'avais fait pour toi, tout simplement pour toi. Égoïsme ou simple légitimité, qui pourrait vraiment le dire? Mais ce n'était pas ce qui était important à cet instant précis. Le regard plongé dans celui de ta mère, tu avais envie de t'effondrer, de lâcher prise, de courir te réfugier dans ses bras, les plus réconfortants du monde, comme lorsque tu étais enfant. Mais le temps vous avait séparé, les décisions difficiles vous avaient éloigné et tu n'osais tout simplement pas. Dans vos regards respectifs se lisait alors la déception, celle qu'aucune de vous deux n'ose faire le premier pas.

Bouleversée, décontenancée, tu décidais de mettre un terme à ce moment lourd de sens et de rancoeurs inavouées. Tu détournais les yeux et te rendais au salon, là où tu savais que tu le trouverais. Tu poussais fébrilement la porte et tu restais un instant sur le palier, tétanisée, incapable de faire un seul pas face au funeste tableau qui se dressait devant toi. Il était là, allongé sur la table, immobile. Un lin blanc, orné de rubans noirs, recouvrait sa dépouille. Des bougies l'entouraient et dans une pipe en terre posée à ses côtés, du tabac se consumait. La fumée était censée empêcher les mauvais esprits de le retrouver. Tu avais toujours entendu parler de cette tradition. Ton père était mort avant ta naissance alors, tu n'y avais jamais assisté. Mais cette fois-ci, cette fois-ci, tu voyais et ça faisait mal, terriblement mal. Ta tante Dawn était là, elle le veillait. Son regard empli de mépris se posait alors sur toi et elle te laissait la place sans même un geste ou un regard compatissant. Du jour où tu avais renoncé à tes origines, tu étais devenue une vraie paria aux yeux de tous. Toujours selon la tradition, tu te rendais à côté de lui, tu t’agenouillais et tu récitais en silence quelques prières pour son âme. Tu n'étais pas douée pour ces choses là, tu ne savais pas vraiment comment t'y prendre mais pour lui, pour lui tu t'étais renseignée. Tu voulais bien faire les choses pour une fois, tu lui devais bien ça. Seul son visage n'était pas recouvert, pourtant tu n'osais pas le regarder. Tu fermais les yeux un instant et tu sentais presque sa main se poser sur ton épaule. Tu n'y tenais plus, tu profitais d'être encore seule pour t'effondrer en larmes.

Casey... ton frère, ta moitié. Vous étiez venus au monde à seulement quelques secondes d'intervalles, vous aviez toujours tout partagé, vous aviez toujours tout vécu ensemble. Jusqu'au jour où tu avais décidé de tout briser. Jusqu'au jour où tu avais refusé de signer le livre d'Hadès. Tu lui avais alors proposé de venir avec toi, de poursuivre votre route ensemble, loin de votre famille, loin de vos prétendues obligations. Mais vous n'aviez pas les mêmes aspirations. Il avait refusé de te suivre sur ce coup là, et même si cela avait été dur, tu avais tenu bon. Tu ne voulais pas devenir ce que pour quoi tu étais destinée. Tu voulais avoir le choix, tu voulais mener une vie normale, être une jeune femme comme les autres. Vous saviez très bien ce jour là que c'était la dernière fois que vous voyiez car tu ne serais plus jamais la bienvenue parmi les tiens. Vous n'aviez alors rien dit. La colère s'était emparée de lui, tu l'avais vu dans son regard, jamais il ne te pardonnerait de l'avoir ainsi abandonné. Ce fut la dernière chose que tu vis de lui. Et ce jour là, agenouillée auprès de sa dépouille, c'était la seule chose dont tu te souvenais, et ça t'emplissait d'un chagrin et d'une culpabilité inconsolables. Tu t'en voulais tellement. Tu t'en voulais tellement d'avoir attendu ce moment pour revoir son visage.

Des voix résonnaient alors dans le couloir, t’arrachant cruellement à ces quelques instants de recueillement qui n'appartenaient qu'à toi. Les premiers invités arrivaient. La tradition irlandaise voulait que l'on célèbre la vie du défunt et non pas que l'on s’apitoie sur son sort. Tu trouvais cela très poétique et tu savais que Casey aurait aimé. Il aurait assurément été le premier à lever son verre, tu esquissais un sourire attendri à cette idée. Tu déposais alors un tendre baiser sur son front, avant de lui murmurer "Pardon", avant de te relever et de t'armer de courage. Car en plus d'affronter cette terrible perte, tu allais aussi devoir affronter le regard de ta communauté. Les festivités avaient eu lieu jusqu'au petit matin, vous aviez veillé le corps à tour de rôle, il ne devait jamais être seul. Tous t'avaient ignoré, tous sans exception. Aucun ne t'avait adressé la parole et tu n'avais pas bronché. Car cet accueil glacial, tu le méritais et tu le savais. Quelques jours plus tard, tu leur annonçais ton désir de revenir, de faire marche arrière. Tu savais que ça serait dur, qu'on ne serait pas tendre avec toi, mais tu voulais finalement embrasser ta destinée. Tu étais enfin prête à signer le livre d'Hadès, à revenir auprès des tiens. Parce que quelqu'un, ou plutôt, quelque chose t'avait injustement arraché Casey. Parce que le coupable te serait inaccessible tant que tu ne serais pas celle que tu aurais toujours dû être. Et cela, cela t'était insupportable. Tu n'avais pas été là de son vivant pour le protéger, alors tu serais là pour venger sa mort, pour plonger ton regard dans celui de son meurtrier et lui ôter la vie comme il avait ôté la sienne. Mais il s'agissait de forces bien trop obscures et puissantes pour la simple humaine que tu avais décidé d'être. Tu devais renoncer à cela, à ton bonheur simple et à cette vie que tu avais mis tant d'années à construire. Un sacrifice lourd et douloureux, mais un sacrifice que tu étais prête à faire pour te racheter, pour honorer la mémoire de ton frère dans ce monde comme dans l'autre. Ainsi, le jour où vous vous retrouverez enfin, tu pourrais le regarder en face et le serrer dans tes bras sans une once de honte ou de culpabilité. Bien sûr, cela tu le gardais pour toi, tu prétendais simplement que la mort de ton frère avait réveillé en toi le désir de te rapprocher de ta famille et de tes origines. Tu demandais sincèrement pardon, tu demandais une seconde chance et on te l'accordait. Mais savais-tu réellement sur quel chemin tu te lançais? Attention de ne pas te brûler les ailes Elizabeth. Attention de ne pas te perdre dans les ténèbres que tu prétends vouloir combattre...